
La parole à… Olivier Laureau, Président de Servier
Les bouleversements dont nous sommes témoins sur la scène géopolitique bousculent les grands équilibres planétaires et nos certitudes. Ils éclairent également d’une lumière crue les dépendances et les vulnérabilités européennes. Dans un monde multiconflictuel, le fameux concept d’autonomie stratégique ne se limite plus aux enjeux de sécurité et de défense. Il s’applique à tous les domaines, à commencer par celui de la santé. Dès lors, notre priorité absolue doit être de nous doter des mêmes atouts que nos principaux compétiteurs mondiaux, américains et chinois, à savoir leur puissante capacité d’innovation, la solidité de leur outil industriel et de meilleures conditions d’accès aux médicaments. Ces trois piliers constituent les fondements d’une industrie de la santé autonome, durable et compétitive. Chacun d’eux revêt une importance capitale et contribue à l’émergence des solutions qui permettront de traiter notamment les trois grandes pathologies de demain : les maladies chroniques, l’oncologie et la neurologie. Cependant, dans cette lutte pour la souveraineté sanitaire, c’est l’innovation qui conditionne tout le reste. Sans elle, nous perdons non seulement notre autonomie, mais aussi notre liberté de choix en matière de soins. Pour répondre à cette exigence, plusieurs impératifs s’imposent à nous. Une innovation de classe mondiale requiert en premier lieu la formation de puissants écosystèmes alliant la science, la médecine, les technologies et les données numériques, notamment l’intelligence artificielle, sur le modèle des « clusters » existant à Boston, à Shanghai ou à San Francisco. Il faut maintenant accélérer cette logique à l’échelle européenne en capitalisant sur des clusters privés et publics mieux organisés et plus focalisés, afin de pouvoir anticiper et couvrir efficacement les thématiques de demain en recherche médicale. Pour développer ces innovations, les talents représentent un maillon essentiel. Il faut anticiper et dessiner les parcours de formation en Europe, qui nous permettront de rester dans la course à l’innovation, tout en offrant à ces talents un cadre attractif et propice à leur développement.
Sans une volonté politique, sans un soutien résolu à l’innovation, sans une planification sur le long terme offrant une stabilité aux acteurs de la santé, la souveraineté sanitaire ne se concrétisera pas.
Autre impératif : la visibilité de long terme. Il ne peut y avoir d’innovation sans la garantie que les risques et les incertitudes qui lui sont inhérents seront couverts. Il s’agit en fait de trouver le bon équilibre entre la protection des investissements des industries pharmaceutiques par nature exposées au risque, et l’accès de tous aux innovations thérapeutiques.
Se pose ensuite la question de l’industrialisation. La politique française et européenne des trente dernières années a conduit un certain nombre de laboratoires à faire fabriquer ou à acheter leurs principes actifs en Asie, parfois même à y produire leurs produits finis. Cette logique, uniquement guidée par les coûts, a touché ses limites. Aujourd’hui, politiques et industriels affichent la volonté de pérenniser les capacités de production en Europe. C’est évidemment une bonne chose si nous voulons continuer à peser dans le grand jeu mondial et cela requiert de la stabilité et de la visibilité pour des investissements qui portent sur trente ans. Enfin, n’oublions pas l’accès aux soins. Une problématique complexe, croisant les questions de brevets, de conditions de prix, de remboursement, les procédures d’autorisation et les différences de doctrine. Ce dernier point est central, car l’évaluation pharmaco-économique d’une innovation thérapeutique n’est pas menée de la même façon aux Etats-Unis, en Chine ou en Europe, ni même au sein des pays européens. La durée de la procédure diffère. Les critères d’évaluation, également. Or ils conditionnent à la fois la protection et le prix des médicaments concernés, donc leur compétitivité. Voilà les combats qui sont devant nous. Sans une volonté politique, sans un soutien résolu à l’innovation, sans une planification sur le long terme offrant une stabilité aux acteurs de la santé, la souveraineté sanitaire ne se concrétisera pas. Et l’Europe risquerait de perdre sa place dans cette compétition planétaire.
Articles extraits du dossier Grand Angle spécial Innovation Santé réalisé par CommEdition, parution dans Le Monde daté du 26 avril 2025.