
Théo Lainé, Directeur Digital Data & IA pour la R&D de Servier, expose les ambitions de l’entreprise française en matière d’IA appliquée à la recherche.
Servier est une entreprise particulièrement engagée dans le recours à l’IA. En quoi l’IA vous permet-elle de progresser dans la mise au point d’innovations thérapeutiques ?
Chez Servier, l’innovation au service des patients est au cœur du modèle de développement de notre Groupe. En ce sens, nous avons la conviction que l’IA peut nous aider à répondre à un paradoxe : l’innovation thérapeutique progresse à grande vitesse, mais la science devient en même temps beaucoup plus complexe à analyser. Pour avancer dans la recherche de nouveaux médicaments, il faut ainsi pouvoir étudier une masse considérable de connaissances, de données, dans des proportions qui parfois dépassent les capacités humaines.
Avec la puissance actuelle des algorithmes, il devient possible d’accélérer considérablement la R&D d’un médicament et ce, à toutes les étapes de sa chaîne de valeur. D’abord, l’IA peut nous aider à identifier une cible pathogène. C’est un enjeu crucial pour pouvoir ensuite tester en un temps record des centaines de milliers de molécules, susceptibles d’atteindre cette cible et de la traiter. L’IA nous aide également à mieux comprendre les mécanismes des maladies, leurs évolutions potentielles liées à des mutations génétiques, par exemple, ainsi qu’à identifier des profils de patients répondant potentiellement mieux aux candidats-médicaments : c’est la médecine personnalisée. Enfin, l’IA intervient à d’autres stades clés du développement d’un médicament, comme celui de la synthèse moléculaire (passage de la molécule au médicament), celui des tests cliniques, et même lorsque nous devons préparer l’arrivée du médicament sur des dizaines de marchés aux règles spécifiques.
L’IA devient un outil clé pour décupler l’innovation en oncologie. Comment l’utilisez-vous au service de vos performances ?
Nous sommes très investis dans le champ de l’oncologie, en particulier dans la lutte contre des cancers sans ou avec peu de solutions thérapeutiques. C’est le cas, par exemple, pour le cancer du pancréas. Nous travaillons dans ce cas en partenariat avec la société Aitia, qui met à notre disposition son expertise sur les jumeaux numériques, afin de découvrir, valider et potentiellement développer de nouvelles cibles médicamenteuses et des candidats- médicaments dans ce type de cancer. Cette technologie, qui consiste à simuler des groupes de patients à partir de données synthétiques, va révolutionner la recherche clinique. De fait, nous sommes parvenus, grâce à ce partenariat, à identifier en seulement cinq mois une nouvelle cible thérapeutique dans le cancer du pancréas. Autre exemple, nous collaborons avec Owkin, le pionnier dans l’usage de l’IA à des fins thérapeutiques, dans le but de faire progresser et d’accélérer des traitements mieux ciblés dans de multiples domaines thérapeutiques, et en particulier en oncologie.
Quels sont, selon vous, les enjeux actuels pour faciliter un usage optimisé de l’IA ?
Le premier défi consiste d’abord à favoriser le bon usage de ces outils, à partir de preuves de valeur établies, et pour l’ensemble des acteurs de santé. Cela exige de structurer l’écosystème de l’IA, afin qu’elle soit accessible à tous, mais également que ses usagers soient bien formés. Le second a trait à la nécessité d’attirer des talents issus de cet univers technologique et capables d’interagir efficacement avec les professionnels de la santé. Enfin, j’évoquerai ce qui me semble le plus essentiel : les données de santé. On le sait, un outil d’IA n’est rien s’il n’est pas entraîné par des données (anonymisées, bien sûr) fiables, structurées, volumiques et susceptibles d’apporter des réponses rapides et précises sur des questions clés pour la mise au point d’un traitement, la conception d’un test diagnostique ou l’élaboration d’une mesure de la performance. Sur tous ces sujets, il y a encore de nombreux progrès à réaliser, notamment pour favoriser un accès plus large et plus efficace à des données en quantité et en qualité, et pour ainsi soutenir l’innovation médicale en France.
Pierre Mongis
Article extrait du dossier Grand Angle spécial Cancer réalisé par CommEdition, parution dans Le Monde daté du 31 mai 2025.