Le progrès médical se caractérise par une tendance de fond, une innovation « de rupture » comme disent les chercheurs : la combinaison de la génétique et du « Big Data » aboutit à la fin d’une certaine médecine de masse.
Désormais, les traitements sont et seront de plus en plus individualisés, coûteux et efficients. Individualisés, parce qu’avec la génétique, il est possible de cerner des sous-catégories de population dont on sait qu’elles réagiront de façon positive aux traitements. Coûteux, parce que ces traitements réclament toujours d’énormes investissements en matière de recherche qu’il faut amortir sur un nombre restreint de patients. Efficients enfin, parce que la génétique permet de prédire leur efficacité, mais aussi parce que le Big Data favorise leur suivi « en vie réelle », la mesure immédiate du bénéfice/risque et facilite alors la décision des autorités (extension ou restriction d’indication, suivi renforcé, retrait du marché…)
Cette révolution copernicienne, constatée aujourd’hui en oncologie mais qui tend à se développer dans d’autres domaines avec notamment l’avènement des produits biologiques, pose selon moi trois types de défis pour l’avenir. Le premier est organisationnel : l’ère de la médecine personnalisée nous oblige à repenser en profondeur la structuration de l’offre de soins, le rôle des différents acteurs, les modes de rétribution, les exigences en termes de qualité des prises en charge… Malheureusement, la mutation s’annonce lente, polémique, sans doute douloureuse pour nombre de professionnels.
Deuxième défi, la soutenabilité financière de ce nouveau modèle de soins est d’ores et déjà fragile, comme l’a montré le débat sur l’hépatite C à l’automne dernier. Outre le contexte de la crise financière et des ressources limitées, c’est aussi la question de l’assurabilité du « gros risque » en santé qui est en jeu. Face aux sommes engagées pour payer les traitements, les assureurs, qu’ils soient privés ou publics, réclament aujourd’hui un retour sur investissement et veulent donc payer à la performance. La conséquence, c’est qu’à l’individualisation du traitement pourrait répondre l’individualisation de la couverture du risque, avec toutes les dérives potentielles en termes de sélection par le risque ou par l’argent.
Cela conduit au troisième enjeu qui porte sur les valeurs profondes de nos sociétés contemporaines. Celles-ci tirent une grande partie leur richesse matérielle du développement de secteurs non-marchands comme la santé, l’éducation, la culture, qu’elles ont aujourd’hui du mal à financer, qu’elles considèrent comme un « coût », comme une « charge » à minimiser. C’est le paradoxe de nos société en crise : chercher les économies là où réside sans doute la clé du développement futur.Une société riche et moderne ne doit-elle pas accepter d’investir sur le long terme dans ces secteurs non marchands quitte à dépenser « à crédit » sur le court terme ? Il faudra bien que ce débat intrinsèquement politique, et qui engage l’identité même de la Nation, soit tenu un jour.
Claude Le Pen, économiste de la Santé- Paris-Dauphine.